dimanche 17 avril 2011

Babbage : père visionnaire de l'informatique


Il manquait à l'industrie de l'informatique moderne un père fondateur. Elle adopta Charles Babbage. Avait-elle de bonnes raisons ? S'il ne réussit jamais à mener à bien ses projets de machines, ses plans avaient sans doute de quoi séduire les informaticiens d'aujourd'hui.



Pour justifier le propos, il suffisait de trouver l'occasion. En 1991, c'est chose faite. On célèbre donc, en grande pompe, le bicentenaire de la naissance de Babbage. Les grandes sociétés informatiques financent la construction de sa machine, d'après ses plans originaux, et parrainent l'exposition commémorative du Musée des sciences de Londres.

La presse salue « l'architecte de l'informatique moderne ». Et la Poste britannique le fait entrer au panthéon de la philatélie, pour 22 pence. Un jeu de quatre timbres commémore les réussites scientifiques du pays : Charles Babbage, Michael Faraday (l'électricité), dont il partage le bicentenaire, Franck Whittle (le moteur à réaction) et Robert Watson-Watt (le radar). En élevant Babbage au rang de héros national, l'industrie s'identifie ainsi ouvertement à une figure historique du siècle dernier.

Parce que trop récente, l'industrie de l'informatique sait qu'elle manque de références au passé. Dans les salles de conseil, point de ces portraits de lointains pères fondateurs veillant sur les faits et gestes de leurs descendants. Point de noble plaque, « Fondée en 1752 ». Dans notre culture où le passé a le pouvoir de légitimer le présent, Babbage a donc été reconnu comme le père de l'industrie de l'informatique moderne. Pourvue de ces lontaines racines, elle est alors devenue une industrie respectable et sûre, dotée de solides fondations. Elle a cessé d'être cette parvenue de l'industrie, à la conquête de nouveaux marchés. Prodigieux bond en arrière que celui qui nous ramène soudain à Babbage. Post hoc, ergo propter hoc : à la suite de cela, donc à cause de cela.

Car Babbage est bien le premier à inclure dans ses plans les principes d'un calculateur d'application générale. Ce ne sont pas de simples allusions, encore moins quelque imprécision codée de Nostradamus. Ce sont des centaines de plans qui détaillent les caractéristiques logiques essentielles de sa machine. En outre, une vingtaine de « livres gribouilles » retracent, sur des décennies, le cheminement de sa réflexion. Un travail précis, volumineux, qui fera rougir celui qui doute de sa renommée grandissante.

Qualifier Babbage de « pionnier de l'informatique » n'est donc pas hommage fortuit. Mais parce qu'il est le premier, on lui attribue aussi l'origine de l'ordinateur électronique moderne. On dit qu'il en est le père, le grand-père, l'aïeul, le grand ancêtre. La paternité vient ainsi renforcer cette notion de descendance ininterrompue. Comme si la lignée de l'ordinateur moderne ne pouvait se fonder que sur les seules suppositions de ces tribus généalogiques.

Exhiber Babbage et célébrer son histoire se trouve d'autres motifs. Entre autres, celui de l'échec de la réalisation pratique de ses projets. On met alors en cause l'ingénierie mécanique de l'époque victorienne parce qu'on la juge inadaptée à la tâche. L'argument est facile. N'a-t-on pas en effet tendance à dire de notre passé technologique qu'il est très sommaire ? Alors, des hautes sphères de la microélectronique moderne, on se laisse séduire par l'image d'un Babbage prisonnier de son monde de leviers et de rouages. Et l'on se prend à considérer ses plans, irréalisables dans ce contexte mécanique, comme les produits d'un génie visionnaire.
Nous avons réussi là où il a échoué. Pour réaliser ses rêves, Babbage a dû nous attendre, nous, les enfants du silicium. Nous nous sommes appropriés son génie en endossant ses échecs. Notre prétention à la supériorité devrait pourtant se garder de <• toute condescendance envers le passé », nous prévient, mais en vain, E.P. Thompson. Car seul le progrès nous a permis de supplanter les savoir-faire et les techniques passés.
Parce que les ordinateurs sont omniprésents, parce qu'ils s'imposent à nous, la résurgence de ce passé spécifique prend une valeur particulière. Si le monde de Babbage s'est très bien passé de l'ordinateur, nous, nous devons l'y intégrer. Et nous tentons alors de replacer dans un contexte familier ses prétentions à l'intelligence et sa souplesse de fonction. Comme il nous faut aussi maîtriser le paradoxe que constituent une fonction polyvalente et une conception fragile : s'il est en effet facile de modifier le programme de l'ordinateur, la moindre erreur de manipulation, même imperceptible, fait s'arrêter la machine.

Si le rôle de l'ordinateur n'était pas aujourd'hui aussi primordial, Babbage ne serait pas un héros national. L'histoire des débuts de la science victorienne ne lui consacrerait qu'une note de bas de page. Ses surprenantes représentations ne constitueraient qu'une curiosité raffinée. En réinventant les caractéristiques logiques fondamentales de l'ordinateur, les ingénieurs électroniciens des années 1940 - qui connaissaient très peu Babbage -nous ont amenés à reconnaître l'extraordinaire intuition de son travail.

La triste histoire des tentatives avortées de Babbage témoigne aussi des relations d'alors entre la science et l'homme. Aujourd'hui, la culture scientifique nous incite à tenir pour vrai en soi le contenu de la science. Le savoir scientifique est supposé « objectif » puisqu'il semble appartenir à l'objet et non au praticien. Si vous mesurez la tension de surface de l'eau et que je la mesure aussi, le résultat paraît identique et indépendant de nos différences subjectives. La science qui, à travers ses méthodes, peut accéder à la certitude, tout comme son contenu, libre de toute valeur, constituent ainsi les bases implicites de l'éducation scientifique moderne.
La séparation entre le contenu de la science et l'homme est désormais acquise. L'homme n'entre pas dans les sujets de prédilection de la science « dure », comme la physique. Lorsque je tombe d'un avion, un physicien ou un mathématicien appliqué, spécialisé en balistique ou en cinétique, s'intéresse à ma vitesse finale sous l'influence de la gravité, à ma densité ou à mon volume. Il s'intéresse à moi comme il s'intéresse à une pierre.
Ala fin des années 1820, époque où Darwin étudie la médecine à Edimbourg, la relation homme-science est tout autre. L'amalgame entre science et politique suscite de féroces polémiques. La science et ses preuves pénètrent les débats sociaux au même titre que la religion, la philosophie et la morale. Elle sert ainsi à dissocier mérite et privilège.

Aux privilèges héréditaires, aux protections et aux faveurs, on oppose la phrénologie. Les talents de chacun ne se jugent pas à la forme du crâne ; les relations sociales et les « naissances nobles » ne dotent pas automatiquement de talents supérieurs. Au capitalisme, on fournit une justification morale en recourant à la première théorie de l'évolution et à ses notions de compétition entre les espèces - la nature accordant à tous une liberté compétitive. Aujourd'hui, le débat a évolué. Il a aussi quelque peu perdu de sa charge politique. Intellectuels, artistes et écrivains ont récemment commencé à explorer les relations entre la mécanique quantique moderne et le post-modernisme.

En 1833, William Whewell crée le terme « scientifique ». Dans un essai sur la professionnalisation de la science, Jack Morell note qu'il sert alors à distinguer ceux qui explorent le monde matériel de ceux qui traitent des domaines littéraires, religieux, moraux et philosophiques. Le terme, dès l'origine, a une fonction de séparation. Quelque temps après, émerge la notion de pluralité des sciences, adoptée très vite par la première élite victorienne.

Tout ce qui est connu ou peut l'être peut se maîtriser. Être un je sais tout n'est pas encore présomptueux.
Mais à l'époque de Babbage, au moment où la science se fragmente en spécialisations, il devient inconcevable qu'un seul praticien puisse maîtriser l'ensemble du savoir scientifique. De facto, la spécialisation proscrit l'ignorance savante. Le concept d'unicité de la science vole en éclats en même temps qu'elle se développe. Science et religion s'accusent de tous les maux et se disputent le contrôle de l'ordre du monde. La géologie condamne, preuves à l'appui, les leçons de théologie naturelle sur l'âge de la terre. Les théories de l'évolution prédarwinienne viennent se dresser contre le Livre de la Genèse.

On parle aussi des miracles. S'ils gênent la science rationnelle, étant, par définition, des événements de cause inconnue, ils sont, pour la religion, les preuves manifestes de l'omnipotence divine et assurent... d'excellentes Relations Publiques.

Parce que les perturbations, les singularités et les phénomènes imprévisibles défient la rigueur des doctrines déterministes, la science se voit donc contrainte de s'attaquer aux miracles. Elle ne s'y attelle qu'en dilettante, et surtout, avec un incroyable manque d'imagination. Certains, dont Babbage, tentent, avec d'infinies précautions, d'expliquer les événements miraculeux par la théorie de la probabilité. En attribuant au terme « miraculeux » le sens de « improbable », les phénomènes sans cause évidente entrent alors dans le domaine des statistiques.

Pour Babbage, il s'agit de comparer la probabilité mathématique de survenue du miracle lui-même avec celle d'avoir, parmi les multiples dépositions recueillies, des témoignages authentiques - c'est-à-dire ni falsifiés ni erronés. Bien qu'obscur, le raisonnement aurait certainement séduit le Gradgrind de Dickens. Tenter de réduire le miracle à un nombre prouve en effet un courage manifeste ! Sur sa lancée, Babbage évalue aussi la probabilité numérique de la Résurrection : 1 sur 200 000 millions ! D'aucuns y verront peut-être une allusion à l'absurdité swiftienne Mais pour ce fervent rationaliste, il n'en est rien : les plus grandes vérités sont mathématiques et seules les preuves empiriques fournissent les bases solides de la croyance.

C'est ainsi que sa machine à différences va illustrer avec force le rôle joué par un objet dans l'histoire des idées. Après dix années de conception et de fabrication, elle ne fonctionne pas. La crédibilité de Babbage s'effrite. Pour redorer son blason, il charge son ingénieur, Joseph Clément, d'assembler une petite section de la machine à différences n° 1, à partir des centaines de pièces détachées déjà achevées.

En 1832, « la portion finie de cette machine non achevée », est exposée dans l'atelier de sa maison de Dorset Street, à Marylebone. Les samedis soirs, Babbage y reçoit l'élite sociale, littéraire et intellectuelle londonienne venue admirer les curiosités artistiques ou scientifiques. Si certains membres de ce groupe privilégié viennent dans l'espoir d'exposer leurs inventions et leurs projets au gratin de la science, de la littérature et des arts, d'autres ne se préoccupent guère de l'avancement de l'esprit. Ainsi, le géologue Charles Lyell presse-t-il Babbage d'inviter le colonel Codrington, de passage en ville, dont on dit la femme « très jolie ». Le même Lyell pousse Darwin, de retour de ses cinq années d'aventure sur le Beagle, à assister aux soirées de Babbage où il pourra y côtoyer l'intelligentsia du moment et surtout, de « jolies femmes ».

Pour divertir et instruire ce beau monde, Babbage met en scène sa machine à différences. Grâce à elle, et devant un public émerveillé, il entend réconcilier les notions d'ordre rationnel et d'événements miraculeux. La machine suit une règle simple. À chaque manœuvre de la manivelle, les nombres gravés sur les roues croissent de deux en deux. Captivés, les spectateurs voient défiler la séquence : 0,2,4, 6... Après plusieurs répétitions, la confiance gagne les invités. Tous sont capables de prédire le nombre suivant.

Et pourtant, après une centaine de répétitions, il se produit un événement remarquable. Par la simple action de la manivelle, et sans aucune intervention sur la machine elle-même, le nombre croît, non plus de 2, mais de 117. Vous voyez, dit Babbage en se retournant, pour vous, spectateurs, ce bond apparaît comme une violation de la loi, c'est-à-dire de la loi de progression de 2 en 2. Mais, avant la démonstration, j'ai programmé la machine de sorte qu'après 100 répétitions, il s'ajouterait non plus 2 mais 117. Pour moi, le programmateur, la discontinuité n'est pas une violation de la loi mais la manifestation d'une loi supérieure, connue de moi seul. Par analogie, conclut-il, les miracles de la nature ne sont pas des violations des lois naturelles, mais la manifestation d'une loi supérieure, celle de Dieu, inconnue jusqu'alors.

Les anomalies apparentes de la nature sont ainsi des discontinuités programmées. Et Dieu est un programmateur. L'argument a dû flatter et rassurer l'industrie informatique. Dieu, lui aussi, s'est initié à l'ingénierie de contrôle! Il revient régulièrement sur terre pour contrôler les déviations empiriques de son grand dessein qu'au besoin, il peut adapter. Que de telles déviations puissent compromettre la perfection divine ne semble guère troubler Babbage. Car enfin, l'empirisme ne constitue-t-il pas l'idéal suprême auquel tout homme aspire?

La machine exposée par Babbage est sans doute l'icône la plus vénérée de la préhistoire de l'informatique. Premier calculateur performant, il symbolise le début de l'ère du calcul automatique. Pour la première fois, un appareil matérialise, avec succès, la règle mathématique. Nul besoin de connaître ses fonctionnements internes ou les principes mécaniques sur lesquels il est basé. Par un simple effort physique - actionner une manivelle - on peut parvenir à des résultats utiles qui, jusqu'alors, ne s'obteriaient que mentalement. Dire que la machine « pense », comme l'a fait Lady Baron - la mère d'Ada Lovelace est irrésistiblement tentant. « Le merveilleux tissu cérébral avait été remplacé par du laiton et du fer, il (Babbage) avait appris aux rouages à penser », écrira Harry Wilmot Buxton, après la mort de Babbage en 1871.

Bien que l'on n'ait pas encore d'idées précises sur ses implications, la métaphore de l'intelligence mécanique est clairement mise en évidence. La machine de Babbage n'est pas la première machine automatique du mouvement industriel. Elle prend place aux côtés des horloges, des trains, des machines textiles et autres appareils et systèmes. En revanche, elle est exceptionnelle au regard de l'activité humaine qu'elle remplace. Les machines textiles ou les trains se substituent à une activité physique. La machine de 1832, elle, matérialise l'incursion de la mécanique dans la psychologie.

S'il maîtrise la conception J mécanique, Babbage n'entend rien à la politique. Doué pour les machines, il ne l'est guère pour les relations humaines. Préférant s'en remettre à d'autres pour la description et la promotion de son travail, il ne publie presque rien de ces années de développements brillants et détaillés de ses machines à calculer. Susceptible, fier et droit, il déteste faire sa propre publicité.

Lors de l'Exposition de 1862, alors qu'il exécute une démonstration de sa machine auprès d'un groupe d'amis, il est pris à parti par des membres du public. A deux reprises, ils l'interrogent sur les célèbres croisades qu'il mène contre les nuisances publiques, en particulier les joueurs d'orgue de Barbarie. Froissé, Babbage se tiendra dès lors en retrait de sa machine, laissant à Wilmot Buxton et à l'ingénieur William Gravatt le soin d'en organiser les futures démonstrations.

En 1833, Babbage tente, une dernière fois, de construire sa machine, et échoue. Les circonstances sont alors complexes : une dispute insoluble avec son ingénieur qui lui réclame de l'argent pour avoir déménagé de l'atelier de Lambeth à celui de chez Babbage, à l'épreuve du feu ; un manque de progrès crédibles ; des difficultés financières récurrentes.

Dans ce récit embrouillé, l'impossibilité de la réalisation technique de la machine n'est jamais invoquée pour expliquer l'arrêt du travail. Une question commence à tourmenter certains disciples de Babbage. La complexité des circonstances entourant l'abandon du projet cache-t-elle une impossibilité technique ou un défaut logique des plans de Babbage? En d'autres termes, si sa machine avait été construite, aurait-elle fonctionné? Babbage, rêveur dépourvu de sens pratique ou concepteur de génie? La question est restée ouverte plus de 150 ans.

Un concours de circonstances permit de réaliser une expérience unique qui allait peut-être y répondre. Le bicentenaire de la naissance de Babbage donna l'occasion d'une reconnaissance publique qu'un consortium de sociétés informatiques accepta de financer. Grâce aux nombreuses reliques mécaniques et archives du Musée des sciences, nous avons construit la machine à différences de Babbage n° 2, à partir des plans originaux. Longue de 3,5 mètres, haute de 2,3 mètres, elle est composée de 4000 pièces de fer coulé, de bronze et d'acier, pour un poids légèrement inférieur à 3 tonnes. L'une de ses remarquables caractéristiques réside dans un ensemble de barres d'acier disposées en hélices verticales qui tournent comme des faux tourbillonnantes.
Sa réalisation est venue couronner 6 années de projet : collecte des fonds, interprétation des plans originaux, spécification et fabrication des pièces, assemblage et ajustage. L'épopée de la construction fut digne de Babbage lui-même : problèmes pour obtenir l'argent, difficultés techniques, faillite soudaine de la société chargée de produire les pièces, et multiples courses jusqu'au bureau de poste pour envoyer les descriptions précises et les ordres de commande avant la date limite des contrats.

La machine a effectué son premier calcul complet en novembre 1991, un peu plus d'un mois avant le 200e anniversaire de sa naissance. Fonctionnant remarquablement, elle calcula avec une précision de 31 chiffres. En achevant sa machine, nous avons peut-être permis à Babbage de reposer en paix. Nous avons tenté d'effacer sa propre y épopée, restée, sans doute, l'épisode le plus douloureux de sa vie.

Car Babbage ne cessa de s'indigner du peu de considération de l'Angleterre pour la science. Il déplora longtemps l'absence d'esprit d'entreprise de son pays et l'habitude perverse des Anglais de rejeter un appareil bon pour une chose parce qu'il ne l'est pas pour une autre.

« Proposer à un Anglais un principe ou un instrument, quelle que soit ses qualités, et vous observerez que tout esprit anglais s'efforce de trouver une difficulté, un défaut, ou une quelconque invraisemblance à l'intérieur. Si vous lui parlez d'une machine à éplucher les pommes de terre, il la déclarera inutile : si vous pelez une pomme de terre devant lui, il confirmera son inutilité parce qu'elle ne peut pas découper un ananas », écrit-il en 1852.
Que Babbage se rassure. La machine construite au Musée des sciences a révélé une somptueuse pièce de sculpture mécanique. Et personne ne doute qu'elle puisse calculer avec une précision infaillible tout en découpant un ananas monté sur le mécanisme.

Les machines de Babbage

Babbage ne faisait guère confiance aux tables mathématiques imprimées, notamment celles destinées à la navigation (elles permettaient de déterminer la position des bateaux en fonction de celles des étoiles). C'est ce qui le poussa à concevoir ses machines. A cette époque, on élaborait ces tables suivant des méthodes manuelles. Les calculs eux-mêmes étaient exécutés papier et crayon en main, par ceux que l'on appelait des « calcula-teurs ». Séparés en deux groupes, ils effectuaient les mêmes calculs sans se concerter. Leurs résultats étaient ensuite comparés, corrigés, puis transcrits à la main. De là, on procédait à la composition des résultats en utilisant un caractère pour chaque chiffre. Enfin, on vérifiait une dernière fois les épreuves imprimées. Chaque étape de ce processus était laborieuse, répétitive et inévitablement soumise au risque d'erreur humaine. On en prit vraiment conscience dans les années 1820, lorsqu'on réalisa que ces tables étaient truffées de fautes.
« Plût à Dieu que ces calculs aient été exécutés par une machine à vapeur », s'exclama Babbage, en 1821, après avoir relevé d'innombrables incohérences. Ce fut alors le point de départ de ses longs - et vains - efforts consacrés à la construction de ses machines à calculer. Il en élabora deux types : les machines à différences et les machines analytiques. Les premières étaient conçues pour produire des tables mathématiques exactes. Une priorité pour les navigateurs. Officiellement, cette machine devait écarter, dans la production de ces tables imprimées, le risque d'erreur humaine. Mais idéalement, elle devait en éliminer définitivement toute source. D'une part, la machine calculerait avec une précision infaillible. D'autre part, un système de stereotypic intégré à son mécanisme imprimerait automatiquement les résultats sur des matrices, à partir desquelles seraient directement produites des plaques destinées à l'impression. Ce procédé supprimerait le risque d'erreur inhérent à la transcription et à la composition. Dans la séquence de calculs, chaque résultat tabulé dépendait de celui qui le précède. De fait, si le résultat final était correct, cela signifiait que tous les précédents l'étaient aussi. Ainsi, la machine serait capable de s'autocontrôler.
Babbage la baptisa « machine à différences » parce qu'il l'avait basée sur la méthode des différences finies111. Déjà bien connue, elle était utilisée par les calculateurs pour établir leurs tables. Elle permettait de trouver la valeur d'expressions mathématiques complexes comme les polynômes, en effectuant une addition. Ni multiplication, ni division n'étaient plus nécessaires. Un atout non négligeable, ces deux opérations étant plus difficiles à mécaniser que l'addition.
Babbage a concentré tous ses efforts sur la machine à différences n° 1, conçue en 1821. Elle devait comporter 25 000 pièces. Commencée au début des années 1820, sa fabrication s'arrêta en 1832, à la suite d'un désaccord entre Babbage et son ingénieur, Joseph Clément.
Dans la version de 1830, la machine à différences devait mettre en tableau des fonctions polynomiales de degré 6, et produire des résultats d'une précision à 16 chiffres. Au moment où sa construction fut abandonnée, quelque 12 000 pièces avaient déjà été fabriquées mais pas assemblées. La plupart furent ensuite refondues. Toutefois, environ 2000 d'entre elles servirent à assembler une petite machine de démonstration. Véritable prouesse technique pour l'époque, cet appareil fonctionne encore parfaitement aujourd'hui. Il est le premier calculateur automatique qui mécanise avec succès une règle mathématique. En se basant sur une conception simplifiée et plus élégante, Babbage élabora les plans (de 1847 à 1849) d'une machine plus perfectionnée encore : la machine à différences n° 2. Seulement 4000 pièces pour un peu moins de trois tonnes... Elle pouvait traiter des fonctions polynomiales de degré 7 et calculer avec une précision de 31 chiffres. Du vivant de Babbage, aucune tentative ne fut faite pour la construire. Ce n'est qu'en 1991 que le Musée des sciences de Londres, à l'occasion du bicentenaire de la naissance de Babbage, se lance dans l'entreprise. Ainsi se concrétise, pour la première fois, l'un des grands projets de Babbage.
Les machines à différences forment ce que nous appellerions aujourd'hui des calculateurs : elles comportent un ensemble fixe d'opérations arithmétiques, qui ne peut être modifié. En revanche, sa seconde grande invention, la machine analytique, est une machine d'application générale. Il en établit les bases théoriques en 1833-1834. Quatre ans plus tard, il a résolu ses caractéristiques logiques et mécaniques. Sa fonction : trouver la valeur de toute expression mathématique pour laquelle l'algorithme peut être déterminé. Bien qu'entièrement mécanique, elle contient déjà la plupart des principes des ordinateurs modernes. C'est sur cette conception révolutionnaire que repose la réputation de pionnier de l'informatique de Babbage.
La machine comportait les quatre opérations de base : multiplication, division, soustraction et addition. Elle devait être programmable à l'aide de cartes perforéesl2), dont la disposition des trous matérialisait le « programme ». Grâce aux instructions que celles-ci fournissaient, toutes les opérations pouvaient être effectuées dans n'importe quel ordre, avec des séquences de calculs de toute longueur. La machine était capable d'itération (répétition d'une même série d'opérations un nombre de fois déterminé) et de branchement conditionnel (choix d'une voie de calcul ou d'une autre en fonction du calcul à produire). Son architecture physique et logique montrait ce qu'appelait Babbage un « magasin » (mémoire) et un « moulin » séparé (processeur). La séparation de ces deux éléments est l'une des composantes déterminantes des structures électroniques actuelles, réinventée dans les années 1940. On ne dispose d'aucun dessin définitif et complet. Mais ceux que Babbage effectua à partir de 1840 représentent une version déjà aboutie de cette machine, qu'il tentera jusqu'au bout d'améliorer. Révolutionnaire et imposante, la machine analytique ne fut jamais construite, à l'exception d'une petite partie expérimentale, en cours de construction au moment de sa mort.








Psion - De nouveaux horizons


Psion a toujours été étroitement associée à Sinclair et lui a fourni différents programmes. Récemment, la compagnie s'est tournée vers les progiciels, et a lancé l'ordinateur de poche Organiser.




Psion fut fondée en 1981 par le Dr David Potter, assistant à l'Impérial Collège de Londres. Elle sortit d'abord quatre programmes destinés au ZX81, qui venait de faire son apparition : un simulateur de vol, un jeu de backgammon et deux logiciels « sérieux », Vu-Calc (un tableur) et Vu-File (une base de données). Tous quatre avaient été rédigés par Charles Davies et Colly Myers. Leur qualité était telle que la réputation de la firme fut aussitôt établie. C'est pourquoi, l'année suivante, Sinclair Research décida de lui confier la création d'une cassette qui devait faire la démonstration irréfutable des qualités du Spectrum sur le marché des micro-ordinateurs.

Les ordinateurs de Sir Clive ayant connu un énorme succès en Grande-Bretagne, Psion put ainsi bénéficier d'un très vaste marché. On estime par exemple que le programme de simulation de vol (versions ZX81 et Spectrum confondues) s'est vendu à plus de 500 000 exemplaires, tandis que les ventes de l'ensemble du catalogue de la firme représentent plus de trois millions de cassettes... La création récente des logiciels de la gamme « Xchange » indique que Psion entend s'implanter sur le marché de la gestion informatisée, qui, en Grande-Bretagne seulement, représente plus de deux milliards de francs par an.

La société a toujours cherché à innover : elle fut l'une des premières à généraliser l'emploi de la « compilation croisée », au cours de laquelle un programme destiné à une machine est mis au point sur une autre. « Horizons », le programme de démonstration du Spectrum, a ainsi été rédigé sur un TRS-80. Aujourd'hui, Psion est passé au stade supérieur, et fait usage de deux miniordinateurs VAX 750.

C'est avec eux qu'ont été créés les quatre logiciels qui sont fournis avec le QL : Abacus (un tableur), Archive (une base de données), Easel (un programme graphique) et Quill (un traitement de texte). La firme a même mis sur pied, outre-Manche, un service appelé QLUB, qui garantit une réponse par lettre, sous quarante-huit heures, à toute demande de renseignements de la part des possesseurs de QL.

Diversification

Des programmes de gestion destinés à l'IBM PC, à l'Apricot, au Sirius, au Rainbow de DEC et au Macintosh sont actuellement en cours de création. Ils contiennent la gamme « Xchange », et sont très semblables à ceux qui accompagnent le QL. Psion déclare que leur supériorité, par rapport aux progiciels classiques, vient de la facilité avec laquelle on peut transférer les données de l'un à l'autre.

Le lancement récent de l'ordinateur de poche Organiser n'a pas manqué de surprendre beaucoup de gens, pour qui Psion reste avant tout une firme productrice de logiciels. Mais les responsables expliquent : « Psion est, en effet, une compagnie qui édite des programmes. L'Organiser nous a paru avant tout être une très bonne idée de présentation et d'utilisation de ces programmes. Il n'existait rien de comparable, alors nous avons construit notre propre appareil, mais la mise au point a toujours été conçue en fonction du logiciel. » Comme quoi, même outre-Manche, on n'est jamais mieux servi que par soi-même!

Pour le moment, l'Organiser ne peut encore mettre en œuvre que trois programmes d'application (sciences, mathématiques et finances), ainsi que des blocs-mémoire RAM de 8 et 16 K (les « datapaks »). Mais la firme compte bien en produire d'autres, et a déjà été contactée par des programmeurs indépendants.

Enfin la société cherche à accroître sa part de marché : elle a récemment créé des filiales aux États-Unis et en Afrique du Sud, tout en signant des contrats pour la distribution de ses produits dans toute l'Europe. Sinclair Research vient d'aborder le marché d'Europe de l'Est en exportant quatre cents ZX81 vers la Tchécoslovaquie, et Psion, qui prévoit le lancement de versions en langues étrangères de certains de ses titres, aura sans doute son mot à dire dans ce développement international du leader britannique.


Le créateur

Universitaire spécialisé dans la physique de l'informatique, qu'il enseigna à l'Université de Californie et à l'Impérial College de Londres, le Dr David Potter fonda Psion (au départ Potter Scientific Investments), et reste son principal actionnaire.

Un ensemble intégré
La gamme Xchange de Psion est un ensemble de logiciels de gestion intégrés, créés à partir des quatre programmes créés pour le QL. Quill est un traitement de texte, Archive une base de données, Abacus un tableur utile pour les prévisions financières, et Easel un logiciel de création graphique. Tous quatre peuvent être achetés ensemble ou séparément. Ils sont disponibles pour l'IBM PC et PC XT, pour l'Apricot et le Sirius 1, tandis que des versions sont prévues pour le Macintosh d'Apple et le Rainbow de DEC.


Prism - De toutes les couleurs


La société Prism est un exemple en Grande-Bretagne. Elle a joué un grand rôle dans la mise sur pied du réseau Micronet. Elle s'oriente actuellement vers la diffusion des robots domestiques.




La plupart des compagnies liées à l'informatique travaillent à très court terme, et se bornent à satisfaire les besoins courants en matériel et en logiciel. Mais Prism, en Grande-Bretagne, voit plus loin. Outre un catalogue très important du matériel, la firme a été l'un des créateurs de Micronet — la première grosse base de données accessible aux simples particuliers — et a déjà commencé la commercialisation de robots bon marché.

La compagnie a été créée en 1982 par les publications EEC afin de mettre sur pied Micronet. Richard Heath et Bob Denton en devinrent les directeurs. Micronet passe par Prestel (équivalent à notre Télétel en France), le plus gros système vidéotex de Grande-Bretagne, afin de proposer aux usagers toutes sortes de services : transfert de programmes, accès aux informations, échange de « courrier électronique ». Les publications EEC avaient déjà lancé Sinclair User, une revue mensuelle, alors que les produits de Sir Clive n'étaient encore disponibles que par correspondance, ou chez les détaillants de la chaîne WH Smith. Le magazine connut un succès prodigieux, en dépit du scepticisme de Terry Cartwright, aujourd'hui directeur du marketing de Prism : « Je pensais alors que ce ne serait qu'un feu de paille. Mais quand nous sommes allés à la première ZX Microfair, nous avions emmené 8 000 bulletins d'abonnement et les gens faisaient la queue tout autour de l'immeuble : en quelques heures nous avons épuisé tous nos bulletins. »

Sinclair ayant ensuite décidé d'approvisionner les détaillants, Prism signa un contrat avec lui afin d'assurer la distribution du ZX81 et du plus récent Spectrum. En fait, le nom de la compagnie avait été délibérément choisi pour évoquer dans l'esprit du public l'idée d'une association étroite : un rayon de lumière qui passe à travers un prisme (Prism) fait naître tout un spectre (Spectrum) de couleurs! La firme déclarait récemment avoir vendu plus de 500 000 appareils, soit près du quart du marché anglais de la micro-informatique.
En mars 1983, Prism lança Micronet. La société s'occupa essentiellement du matériel, proposant des modems (fabriqués par OE Ltd. et Thorn EMI) pour les ordinateurs les plus répandus. Elle en a récemment commercialisé un destiné au Commodore 64.

Micronet a déjà près de 10 000 abonnés ; mais Prism a récemment vendu les parts qu'elle détenait dans le réseau, et se concentre actuellement sur la distribution et la vente du matériel. Outre le Spectrum, elle met en vente l'Oric et l'Atmos, ainsi que le Wren, un ordinateur de gestion portable créé par son propre service de recherche. Fabriqué par Thorn EMI, l'appareil est enfin disponible, après des retards liés à la production.
Prism se tourne aussi vers un secteur en rapide expansion, celui des robots domestiques. Elle vend aussi bien « Topo », un modèle d'origine américaine (plus de 20 000 F) que des kits très bon marché, les « Movits » (entre 200 et 500 F environ).

Terry Cartwright explique : « Les robots soulèvent un intérêt énorme. Je ne sais pas ce que les gens en feront, mais après tout, en 1976, personne n'avait la moindre idée de ce qu'on pourrait bien faire avec un Apple. » Prism espère par ailleurs distribuer le QL, le tout nouvel ordinateur Sinclair. Cette politique de diversification — et d'expansion à l'étranger — devrait se poursuivre dans les années à venir.


Audiogenic - Par la bande


Audiogenic s'est fait une bonne réputation par ses programmes destinés aux ordinateurs Commodore. Cette société distribue aujourd'hui aussi bien des logiciels que des périphériques.




Martin Maynard, fondateur et responsable du management d'Audiogenic, décrit sa compagnie comme étant « une firme de production et de distribution ». Lui-même travailla d'abord pour l'industrie du disque, et, vers le début des années soixante-dix, créa à Reading un studio d'enregistrement, ainsi qu'une petite installation permettant la duplication des cassettes.

Tout vint de là; en 1978, Audiogenic se vit demander par les responsables régionaux de l'électricité britannique la livraison de copies d'un logiciel pour ordinateur. La firme acquit un nouvel équipement pour satisfaire à la demande, et signa peu après un contrat avec Commodore, afin d'assurer la duplication des programmes destinés au micro-ordinateur PET.

Audiogenic prit ensuite en main la distribution et la mise en vente du catalogue Commodore, vendant aussi des livres et des revues spécialisées. Après le lancement du Vic-20 en 1981, Maynard décida d'acquérir les droits des programmes réalisés pour cet appareil par des firmes américaines. Aujourd'hui encore, ils représentent 80 % du catalogue de la firme, et entre 85 et 90 % de son chiffre d'affaires annuel, qui atteint près de vingt millions de francs.

Maynard estime qu'Audiogenic a d'ores et déjà produit plus d'un million de cassettes. « Notre point fort, c'est l'étendue de notre catalogue. De cette façon nous sommes mieux à même de comprendre l'évolution du marché. » Et il ajoute : « Cela fait six ans que nous sommes de la partie, et nous avons eu le temps de savoir ce qui se passe. Si l'on prend l'ensemble des programmes distribués l'année dernière, 20 à 30 pour cent d'entre eux encombrent encore les rayons. Les auteurs perdent peu à peu le contact avec le public. »

C'est là une approche prudente, qui ne met en avant que des produits testés et bien au point, en opposition complète avec la politique du « tout ou rien » chère à bien des firmes. David Smithson, responsable des produits, remarque : « Nous ne sommes pas le genre à nous acheter des Porsche. Il y a vraiment des compagnies qui font tout pour faire la culbute. »

Des activités diversifiées

Audiogenic emploie actuellement vingt-cinq personnes; mais Dave Middleton, le principal programmeur de la firme (auteur de Magpie, une base de données remarquable), ne travaille qu'au contrat. Les programmes édités par la compagnie sont essentiellement des utilitaires. Maynard explique : « Les ordinateurs auront toujours un côté ludique, mais en ce moment l'intérêt pour les jeux disparaît peu à peu, et les logiciels seront bientôt des outils bien plus utiles. Quand un produit se vend à deux cents ou trois cents exemplaires par mois, on peut penser que ce n'est pas beaucoup. Mais il continuera à se vendre au même rythme pendant une année entière. »

Cela ne veut pas dire qu'Audiogenic néglige entièrement le marché des jeux. Motor Mania a été un très gros succès, et récemment la firme a lancé Alice in Videoland, un programme d'origine américaine et destiné au Commodore 64, et qui n'occupe pas moins de 90 K !

Audiogenic s'est récemment installé dans des bureaux plus vastes, et a également renouvelé son matériel de duplication. Un programme est ainsi reproduit à de nombreuses reprises sur une bande magnétique continue, qui est ensuite découpée et placée à l'intérieur d'une cassette. C'est un procédé bien plus rapide et efficace : auparavant il fallait dupliquer chaque cassette séparément, d'où des problèmes de stockage et d'encombrement.

Tout en continuant à distribuer des produits réalisés par d'autres compagnies, qu'elles soient britanniques ou américaines, la société Audiogenic entend diversifier ses activités, c'est ainsi qu'elle a mis en vente Koala Pad, une tablette graphique mise au point aux États-Unis. Elle prévoit de la même façon le lancement des logiciels pour les ordinateurs MSX, ainsi que pour le futur Commodore 16.


Un peu d'air

Les bureaux d'Audiogenic sont situés à Sutton Park, en dehors de Reading. La compagnie s'est installée là en avril 1984 ; ses anciens locaux, au centre de Reading, n'étant plus suffisants.


Le créateur

Martin Maynard a fondé Audiogenic au début des années soixante-dix. Ce n'était alors qu'un simple studio d'enregistrement.


Artic Computing - l'effet boule de neige


Artic Computing est un exemple de réussite à retenir. Avec 200 F en 1981 et ses dix-huit ans, Richard Turner a réalisé en 1983 près de 1 million de francs de chiffre d'affaires.




Richard Turner commença d'écrire des programmes en 1980, à l'intention du ZX80. Ses premiers jeux furent Battleships et Star Trek. Les limitations de l'appareil le poussèrent vers les jeux de stratégie, et non d'arcades : « Chaque fois que quelque chose bougeait sur l'écran, le ZX80 effaçait tout, et on ne pouvait donc créer que des jeux de réflexion. Les jeux d'arcade sont venus avec le Spectrum. »

Un programme d'échecs, lancé lors de la première exposition de produits consacrés au ZX, en été 1981, fut son premier grand succès. Turner risqua son va-tout : « La nuit d'avant, nous étions là à copier des cassettes, à l'aide de sept ZX81, et nous les mettions dans des sachets en plastique, avec des instructions que nous avions reproduites sur la photocopieuse de l'école. » Ces efforts ne furent pas vains; Turner ajoute qu'il en vendit pour plus de deux mille francs ce jour-là.

Artic Computing devint une S.A.R.L. la même année, mais son animateur fut contraint de la mettre en sommeil lorsqu'il accepta une bourse de Ford Motor Company afin de suivre des cours d'ingénierie électrique à l'Impérial Collège de Londres. Toutefois ses études ne durèrent qu'un an; Turner décida d'abord d'arrêter un moment, pour pouvoir s'occuper de sa compagnie, puis renonça à toute idée d'études supérieures.

Le siège social de la firme fut d'abord la chambre qu'occupait Richard dans la maison de ses parents, à Hull. Mais le catalogue de logiciel Artic atteignit bientôt 93 titres, et Turner estima qu'il lui fallait des locaux bien à lui. En juillet 1983, il s'installa donc dans des bureaux qu'il occupe encore aujourd'hui, à Brandesburton, Humberside. Artic a embauché du personnel : quinze personnes en tout, dont trois employés chargés des expéditions, et cinq programmateurs à plein temps, qui touchent un salaire fixe, plus des droits d'auteur.
Turner cherche aussi à implanter un réseau de boutiques, les « Artic Software Stations », à travers toute l'Angleterre. Elles ne se limiteront pas aux jeux de la compagnie, et vendront aussi ceux des autres firmes. La première s'est ouverte à Acton, dans le West End londonien, en juillet 1984; elle sert aussi de siège social à la filiale d'Artic à Londres. Délibérément, elle a été installée en dehors des centres commerciaux. Jeff Raggett, le directeur du marketing, précise à ce sujet : « Une boutique dans ce genre d'endroit coûterait les yeux de la tête, bien plus que ce que nous avons à débourser ici, ce qui fait qu'il est beaucoup plus facile de couvrir les frais. On nous a traités de malades parce que nous ouvrions des boutiques, mais au moins nous pourrons voir ce qui se vend, et discuter avec les clients de ce qu'ils aiment dans les jeux. »

Autre innovation, des présentoirs pouvant accueillir jusqu'à 64 cassettes. Ils sont vendus aux marchands de journaux; les clients peuvent ainsi s'approvisionner directement, sans avoir à se rendre chez les revendeurs spécialisés. Selon Jeff Raggett, l'opération a été un grand succès.

Artic a enfin l'intention de prendre une place sur les marchés étrangers, et prospecte en Europe pour y parvenir. Aux États-Unis elle a signé un contrat avec deux firmes cotées, Softsync et International Publishing Corporation qui établit un réseau de distribution réciproque.

Les plus gros succès d'Artic à ce jour sont Bear Bovver (plus de 40 000 exemplaires), Galaxians et Gobbleman. World Cup, un programme pour le Spectrum, s'est vendu à 5 000 exemplaires en trois semaines.

ERE Informatique - Une nouvelle ERE


A l'image de ce qui se passe aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, les entreprises d'édition de logiciels se multiplient en France. Pour ERE Informatique, les débuts sont prometteurs.




Parmi les éditeurs de logiciels destinés au grand public, les grands noms sont souvent associés à des grandes entreprises d'électronique ou de l'édition de livres. Hachette et Nathan, Thomson et Matra, tout le monde connaît. Pourtant, elles ne sont pas seules à vouloir occcuper le terrain de plus en plus doré de ce marché. Dans des bureaux (de fortune parfois), on crée, on produit et on édite des logiciels destinés à l'éducation, aux jeux, à la gestion personnelle, et cela à Paris, à Toulouse, à Lyon ou à Nancy.

Pour la plupart de ces petites entreprises qui sont nées avec la première grande percée des « octets » dans les foyers, le téléphone arrive souvent en même temps que le visiteur! Le cliché n'est pas déplacé. Emmanuel Viau ne le cachait pas lorsqu'il ouvrait, il y a moins d'un an, un local dans le 8e arrondissement de Paris, à l'enseigne de « ERE Informatique ».

Cet homme de 24 ans découvre l'informatique pendant son service militaire et, avec sa solde, il achète un ZX 81. Il est touché par la grâce de l'informatique. Retourné à la vie civile, il suit un stage accéléré chez Control Data et se met rapidement à écrire des programmes de jeu. Mais à l'époque, en France, le système éditorial n'avait pas encore saisi l'intérêt de la création informatique. Bref! Se sentant seul, Emmanuel Viau décide de créer sa propre société. L'argent vient des copains et le salon de l'appartement familial sert de premier local... Peu importe, l'idée est d'abreuver en français les ordinateurs domestiques qui commencent à envahir le marché, à l'instar de ce qui se passait déjà aux États-Unis ou en Grande-Bretagne. Bien sur, il n'est pas question dans l'immédiat de faire des scores de vente aussi élevés que dans ces pays, où la barre des 100 000 cassettes pour un même logiciel est souvent dépassée.

Mais on sait chez ERE Informatique s'entourer aujourd'hui de bons auteurs pour connaître de bons succès de vente. Un véritable club (à but lucratif) a d'ailleurs été créé. Et plus de dix créateurs s'y retrouvent avec comme seules obligations d'être imaginatifs et d'avoir quelques connaissances techniques. Car pour créer un logiciel, il n'est pas forcément nécessaire d'être un informaticien professionnel.

Quoi qu'il en soit, les royalties d'un auteur de logiciel tournent autour de 15 % du chiffre d'affaires réalisé sur son produit. Il n'est donc pas rare de voir certains auteurs obtenir des gains supérieurs à 20 000 francs pendant plusieurs mois de suite. Un tel résultat suscitera peut-être des vocations nouvelles. Emmanuel Viau, comme d'autres éditeurs, l'espèrent. Pour qu'une entreprise comme ERE Informatique soit rentable, aucun des domaines de l'informatique familiale n'est privilégié ou rejeté.

Si les auteurs n'ont à se consacrer qu'à la création, l'entreprise doit de son côté assurer toute la logistique, c'est-à-dire tout le processus de fabrication depuis la maquette jusqu'à la duplication en passant par la conception de la jaquette et du mode d'emploi. Ce dernier point, essentiel pour le futur utilisateur, est trop souvent oublié par les auteurs.

Reste alors la partie commerciale, la vente aux grossistes et aux importateurs, avec l'espoir toujours présent — même non exprimé —, qu'un logiciel va devenir numéro 1 au hit-parade des ventes avec la fortune à la clé. Une nouvelle ère est vraiment arrivée.


Emmanuel Viau
Dynamique créateur d'entreprise, Emmanuel Viau est un passionné d'informatique, de science-fiction et de vidéo-clips. Son aventure commerciale est un modèle du genre. Souhaitons que les jeunes informaticiens soient nombreux à l'imiter.


De bons programmes
ERE informatique, c'est avant tout une gamme d'une vingtaine de programmes originaux, rédigés pour cinq microordinateurs différents. Les premières étapes dans la constitution d'une vaste bibliothèque de logiciels français.

Dragon 32 - Tout feu tout flammes


Depuis son lancement en 1982, le Dragon 32 s'est acquis une bonne réputation. Mais de graves problèmes financiers compromettent l'avenir de la compagnie.




Dragon Data fut créée en 1981 par Mettoy, une marque de jouets. Son intention était de tirer profit du boom de la micro-informatique, qui, en Grande-Bretagne, n'en était encore qu'à ses débuts. Grâce à l'aide financière de l'Agence de Développement du Pays de Galles, une usine fut mise en route à Swansea, et le Dragon 32 apparut en août 1982.

Il était construit autour du microprocesseur 6809 de Motorola, et non du Z80 ou du 6502, comme la plupart de ses concurrents. Les circuits imprimés de l'appareil étaient même si conformes aux recommandations de Motorola qu'on accusa Dragon Data d'avoir purement et simplement copié le Color Computer de Tandy, qui lui aussi faisait usage du 6809. Les utilisateurs eurent tôt fait de découvrir que certains programmes pouvaient tourner indifféremmer sur les deux machines»

Le Dragon 32 bénéficiait d'un basic Microsoft (le dialecte basic le plus répandu) et d'un véritable clavier, type machine à écrire. A l'époque de son lancement, le Vic-20 était son seul concurrent dans cette gamme de prix. Un marketing efficace fut aussi à l'origine du succès : au cours des mois précédant Noël 1982, le Spec-trum et le BBC Micro étaient en rupture de stock, et le Commodore 64 n'avait pas encore fait son apparition. Jmm M Efí

Début 83 la firme avait déjà vendu près de trente-deux mille exemplaires du Dragon 32, en partie grâce au réseau de vente de Mettoy, dont de grands magasins comme Boots et Dixons étaient depuis longtemps de fidèles clients.

Dragon Data dut pourtant faire face à de très graves difficultés financières pendant l'été 83 : Mettoy fut mis en liquidation judiciaire, et l'avenir de sa filiale galloise paraissait compromis. Le salut vint finalement d'un consortium de compagnies menées par Prutec, une firme dépendant de Prudential, une grosse compagnie d'assurances qui s'aventurait ainsi dans le domaine de la technologie avancée. On parvint à réunir l'équivalent de trois millions de francs, à titre de « bouée de sauvetage », et Brian Moore, ancien responsable de GEC, devint directeur de la compagnie. Celle-ci put ainsi surmonter ses problèmes de liquidités, investir dans une nouvelle unité de production à Port Talbot, et poursuivre la mise au point du Dragon 64 et d'un lecteur de disquettes.

Un avenir compromis

Le Dragon 64 dispose de 64 K de RAM, d'un clavier très amélioré et d'une interface série RS232C. Le lecteur de disquettes fait usage de disquettes cinq pouces classiques, et il est commandé par un système d'exploitation qui peut tourner aussi bien sur le 32 que sur le 64. Ce dernier accepte également une version de l'OS9, un autre système d'exploitation très puissant.

Toutefois ces projets furent gravement menacés récemment, en juin 84. Prutec et l'Agence de Développement du Pays de Galles ont refusé de financer davantage. La compagnie était mise en liquidation au moment même où elle s'apprêtait à lancer trois appareils nouveaux, dont l'un au standard MSX, et d'autres produits encore. Un arrangement semble avoir été trouvé : Tandy reprenant le 32 et le 64 et GEC se chargeant des futures machines. Mais le Dragon est désormais une espèce menacée.


Un homme de talent

Richard Wadman, directeur du marketing de Dragon Data, s'apprêtait à lancer sur le marché une nouvelle gamme d'ordinateurs lorsque la compagnie se retrouva en liquidation.